ENTRETIEN AVEC OULIMATA GUEYE, COMMISSAIRE D’EXPOSITION INVITÉE À L’ENSAPC

La démarche intellectuelle et curatoriale de Oulimata Gueye se fonde sur un travail de recherche à l’intersection des cultures numériques et scientifiques, de l’art contemporain, des cultures populaires, des littératures et de l’éthique-politique. Depuis de nombreuses années, elle travaille sur l’impact des technologies numériques en Afrique et au sein de ses diasporas. Le cycle de conférences qu’elle propose à l’ENSAPC est l’occasion de l’interroger sur ses recherches et les formes de transmissions – artistiques, fictionnelles, curatoriales – qui les accompagnent.

 

Vous organisez un cycle de trois conférences dans le cadre de l’ARC Lieux passerelles / Entours qui a pour sujet les « écologies décoloniales ». Pouvez-vous nous expliquer comment les questions écologiques et post-coloniales s’articulent au sein de votre réflexion ?

J’ai emprunté le titre de ce cycle à l’essai du chercheur Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, paru aux éditions du Seuil en 2019. A l’invitation d’Alejandra Riera, je me suis demandé comment les questions écologiques s’articulaient dans ma pensée et ma pratique principalement autour de la question des technologies numériques. L’actualité redouble la nécessité de comprendre ce qui sous-tend notre manière de produire et de consommer ces technologies.

Par le prisme de l’art contemporain, j’ai beaucoup travaillé sur la question de la science-fiction, des technologies numériques en me concentrant plus spécifiquement sur le continent africain et les diasporas. Les liens entre technologies numériques et Afrique sont peu médiatisés et pourtant – particulièrement en ce moment avec cette nouvelle phase de la révolution numérique qu’engendre la crise sanitaire – il est essentiel de s’y pencher et de comprendre quelles logiques les organisent et comment ils sont au cœur des questions écologiques. C’est sur le continent africain que sont extraites une grande partie des matières premières qui servent à la production électronique (comme le manganèse, le tungstène, le chrome, l’or…) et cette extraction massive perpétue des rapports d’exploitation. Le développement des technologies s’inscrit dans des modèles issus de la colonisation et lui donnant de nouvelles formes. Il est d’ailleurs aisé de constater que 80% des réserves mondiales de coltan – indispensable à la miniaturisation des circuits électroniques – se trouvent à la frontière de la République Démocratique du Congo (RDC) et du Rwanda, qui est par ailleurs une zone de conflit. A cette logique d’exploitation, s’ajoute la question des déchets électroniques liés à l’obsolescence programmée. L’économie du numérique a peu pris en compte la question du recyclage. Une grande partie des déchets numériques des pays occidentaux échoue sur le continent africain dans d’immenses déchèteries dont la médiatisation elle aussi, est instructive. C’est vrai que le recyclage qui consiste à brûler le plastique des carcasses est polluant et de nombreuses photos de la décharge d’Agbogbloshie au Ghana en ont donné une image chaotique ; mais son organisation est aussi structurée et il s’y développe des technologies de recyclage low cost, une économie et des savoir-faire spécifiques.


Comment ces champs théoriques informent votre pratique de critique d’art et de commissaire d’exposition ?

Je travaille beaucoup à partir de travaux de chercheurs, mais les espaces de réflexion que j’ai développés sont toujours instruits par les artistes. Ce sont eux·elles qui éclairent ces questions. Car c’est justement l’art, en prise avec le potentiel imaginaire de ce qui nous arrive, qui nous permet d’explorer les angles morts, de rechercher les formes des mutations en cours, de soulever des interrogations plurielles et complexes.
Une grande partie de mon travail consiste à montrer les travaux d’artistes qui ont un rapport critique aux technologies numériques, et qui, tout en empruntant beaucoup à ces mêmes technologies, mettent au jour la perpétuation d’un impérialisme et de modes de domination coloniaux.
Cette critique passe aussi beaucoup par la fiction, la science-fiction, par l’idée de créer des histoires qui vont permettre d’explorer ces impensés justement. Je cite souvent la théoricienne Donna Haraway et l’autrice Octavia Butler, ainsi que la figure du cyborg à laquelle elles se sont toutes deux attachées. Cet être mutant·e, hybride dit quelque chose d’un monde où la dichotomie entre nature et culture, telle qu’elle a pu être construite et perpétuée dans un système patriarcal et scientifique, ne tient plus. Mon travail de curatrice consiste à aller chercher ces approches fictionnelles, à les disséquer, à analyser leur enseignement.


Comment avez-vous pensé le cycle de conférence et notamment le programme d’invitation qui réunit des artistes comme Kapwani Kiwanga mais aussi le chercheur et ingé
nieur Malcom Ferdinand ?

L’enjeu pour moi était d’apporter à l’ENSAPC ces préoccupations – les technologies numériques, le continent africain et les diasporas, les questions environnementales – et de les articuler. Dans le contexte de l’école d’art, il était important d’inviter un·e artiste qui puisse exposer comment sa pratique porte ces questionnements théoriques. Je suis le travail de Kapwani Kiwanga depuis de nombreuses années et vois comment ces problématiques sont au cœur de son travail, sans qu’elle ne les fige jamais. Ses œuvres font sans cesse bouger ces interrogations qui se présentent à nous de manière toujours différente. Quant à Malcom Ferdinand, à qui j’emprunte le titre du cycle, il me semblait être la personne la plus à même de parler d’’écologie décoloniale. Lui est chercheur au CNRS, ingénieur de formation, ancien responsable de projet d’accès à l’eau et à l’assainissement dans des zones rurales et d’un camp de réfugiés au Darfour en 2009. Il a pu observer comment l’interdépendance des questions écologiques et décoloniales n’allait pas nécessairement de soi et notamment chez des militants qui partagent rarement ces deux causes. Plus tard dans l’année, le chercheur Samir Boumediene sera à son tour l’invité d’Alejandra Riera ; son approche de la question du savoir scientifique et de la colonisation poursuit tout à fait ce dont il est question dans le cycle de conférences.


Les deux premières sessions ont eu lieu fin janvier et dé
but février ; comment percevez-vous l’accueil qui est fait parmi les étudiant·e·s des questions abordées ? Avez-vous l’impression qu’ils et elles sont plus ou moins familiers de ces enjeux ?

Je ne suis probablement pas assez immergée dans l’école pour répondre à cette question mais j’ai eu l’impression lors de plusieurs interventions dans des écoles d’art que les étudiant·e·s et les jeunes artistes en général étaient très imprégné·e·s de ces questions, sans qu’il·elle·s le soient tou·te·s de la même manière. Alors que les problématiques liées à l’afroféminisme, à la décolonialité, aux technologies numériques, à l’écologie, ne sont pas encore au cœur des enseignements, les étudiant·e·s arrivent avec un certain savoir en la matière et il faut les accompagner dans ces recherches.

En tout cas, il était particulièrement intéressant d’intervenir au sujet de ces décentrements à l’ENSAPC étant donné que l’école est située à la périphérie de Paris. J’ai eu la sensation en venant depuis Paris que le trajet en RER était particulièrement instructif et donnait une résonance particulière aux questions que le cycle aborde.


Les questions que vous abordez nécessitent-elles une refonte de la manière dont elles sont transmises en é
cole d’art ? Une approche de la pédagogie différente ? Comment les faire « infuser » à l’école ?

Mon intuition – je ne suis pas pédagogue – c’est qu’à cet endroit, l’enseignement ne peut pas être une certitude, ni se construire dans un rapport vertical entre les enseignant·e·s et les étudiant·e·s. Il est essentiel de poser les questions, penser les articulations, expérimenter. Les approches afroféministes, écoféministes, décoloniales déconstruisent les rapports de pouvoir, de hiérarchie, de fins et d’objectifs. Ces champs d’enseignements qui se sont construits à la marge et que l’on réintroduit dans une tentative de décentrement favorisent une forme d’empirisme où il est nécessaire de tenter avant de tirer des enseignements.