À propos du Daftar

par Vir Andres Hera

Le Daftar commence en 2020 après une invitation du MO.CO. à travailler sur le site de l’Abbaye de Fontfroide à Carcassonne. Cette invitation, adressée par Nicolas Bourriaud suite au travail que j’avais mené autour des lieux de vie monastiques pendant mes études au MO.CO n’a pas abouti en raison du départ de Nicolas Bourriaud et de la Covid.

J’avais alors commencé à m’intéresser à la relation entre archéologie et cinéma, à l’adaptation épique des Huillet-Straub d’Antigone, à la place des langues contemporaines et anciennes dans leur réinterprétation du passé. J’avais également acheté au musée archéologique du site Maya de Palenque au Chiapas (Mexique), un livre de Luis Alberto Lopez Wario intitulé Arqueólogos de pantalla (Archéologues de l’écran). Il y étudie une sélection de films mettant en scène des archéologues ou qui se passent sur des sites archéologiques mexicains, avec des personnages mexicains et états-uniens. S’y côtoient archéologues, ruines, héro·ines, conquérant·es, découvreur·euses, vaincu·es dans notamment Lara Croft, La India María, Alien, Capulina, El Santo, L’Exorciste, La Momie, Chanoc, La Profecía, Tin Tan, El Cuerpo, Indiana Jones… autant d’explorateur·rices de ruines issu·es de la culture populaire mexicaine et occidentale. Il y a aussi les impressions du cinéma de Paradjanov qui m’accompagnent depuis une dizaine d’années, l’idée d’habiter ce monastère autrement, avec des fantômes, des paroles ancestrales, des personnages-palimpseste. Il y a pour moi un paradoxe dans la relation archéologie-cinéma : d’un côté une science historiquement et communément associée au passé, à l’élaboration de l’antiquité, et de l’autre un médium perçu, dès ses origines, comme moderne, comme un art du présent, du fugitif, du mouvement. L’archéologie ne cesse d’interroger le rapport du présent au passé, lointain ou très récent, et le cinéma puise dans les découvertes archéologiques, directement ou par le biais d’autres arts, pour mettre en scène l’antiquité, trouvant dans la reconstitution de mondes disparus le moyen de faire la preuve de ses pouvoirs spectaculaires et inédits de représentation.

Je voulais créer un projet qui soit dans la continuité de mon film Le Romanz de Fanuel, qui, tourné en 2017 dans des volcans sacrés au Mexique, narre la transfiguration d’un·e saint·e issu·e du Moyen Âge européen. À l’inverse, dans le projet du Daftar, je souhaitais imaginer des divinités issues des mondes extra-occidentaux qui viennent habiter les ruines de l’Europe. J’avais en tête cette image du Janus de l’antiquité gréco-romaine, une statuette à deux têtes, qui, en regardant vers l’avenir, regarde vers le passé aussi et j’ai pensé à mon équation de base archéologie-cinéma. Dans les exemples cités ci-dessus, quand les cinéastes se confrontent au passé, la présence des ruines à l’image opère une sorte de court-circuit, elle relève de ce que Diderot appelait la « poétique des ruines ». Ce lien entre passé et présent est essentiel dans le travail de réalisateur·ice·s cité·e·s. Chacun·e entre par effraction dans un passé onirique qui nous révèle notre indéfectible lien avec ce qui est advenu et qui pourrait advenir.

La deuxième question était : qui sont ces divinités et comment leur faire habiter les ruines de l’Europe ? Pour chercher la réponse, j’utilise la méthodologie du cyber féminisme et des féministes afro-américaines et chicano comme Tina Campt, Donna Haraway, Gloria Anzaldua ou encore Ariella Aisha Azoulay qui ont en commun de chercher à reconstituer le passé ou à s’en emparer, mais aussi à prédire le futur ou de le naviguer en convoquant leur propre corps et leur histoire située. J’imaginais donc que pour trouver ces fantômes il fallait les appeler, et pour les appeler il fallait travailler avec des personnes concernées. C’est là que j’ai trouvé, dans un recueil de poèmes de Sayat Nova, poète mystique arménien, qui a beaucoup inspiré Paradjanov, le mot « Daftar ». Je ne savais pas ce que ça voulait dire, mais le poème aidait à en déchiffrer le sens. On pouvait considérer le Daftar comme un carnet. Sayat Nova écrivait en arménien, en géorgien, en azéri… Ses poèmes sont multilingues mais le mot « Daftar » est d’origine arabe. Un soir j’ai fait un rêve dans lequel je lisais le Daftar, un carnet lumineux dont les pages étaient des papyrus ou des peaux de bête, on ne savait pas exactement. Les pages étaient en fait des palimpsestes. Selon la lumière, on pouvait apercevoir diverses écritures, en maya, en aztèque, mais aussi des écritures plus modernes, de l’anglais pidgin, du créole haïtien… Le carnet, le Daftar, décidait de se donner à voir différemment en fonction de la personne, en fonction de l’heure de la journée et de la manière dont chacun·e était situé·e. Suite à ce rêve, j’ai décidé d’appeler le projet ainsi. Et je me suis dit que si le carnet portait en lui différentes écritures, différentes langues de différentes époques et se montrait différemment à chacun·e, c’est que je ne pouvais réfléchir seul·e à la « création » du Daftar.

J’ai donc commencé à inviter des personnes que je connaissais. D’abord Fabienne Guilbert Burgoa, qui est aussi mexicaine et qui participe au projet depuis le début même si elle ne se considère pas performeuse. Elle fait aussi quelques uns des vêtements que l’on voit dans l’installation. Ensuite est venu Léonce Konan Noah que j’ai rencontré à Montpellier et qui m’a montré son carnet, un recueil d’écrits en nouchi, en baoulé, en français, qui a tout de suite resonné avec mon idée d’écrire avec et à travers le corps dans l’espace. Il m’a appris beaucoup, notamment, l’idée de danser à partir de la mémoire d’un lieu enregistrée dans le corps. Ensuite, j’ai rencontré Ife Day, qui s’intéresse comme moi à la question du corps dans l’eau, des divinités aquatiques, de l’eau comme vecteur de communication mais qui peut être dangereuse, instable. Enfin, j’ai rencontré Daniel Galicia qui m’a été présenté par un autre ami artiste mexicain. J’aime le fait de les connaitre à des niveaux différents, de ne pas tout savoir de leurs vies, mais suffisamment pour que ça resonne avec mes idées. Sur la partie technique, il y a également Alexandre Cabanne, chef opérateur, que j’ai rencontré au Fresnoy, Tom Gineyts, Mahesh Batsou, Onni DV, Belinda Zhawi qui narre presque la totalité de l’installation, Cheb Runner…

La première des trois parties présentées au centre d’art Ygrec est « The category is face » qui se déroule dans une architecture moderniste. La deuxième est « a fire burns under pavement, in an alley », qui correspond au moment où les 4 performeur·euses sont dans une boîte de nuit à l’occasion d’une fête de carnaval. Ce carnaval n’était pas prévu mais j’ai décidé de l’intégrer parce qu’il me faisait penser à l’Amérique Latine et aux Caraïbes. Après le tournage, j’ai fait quelques recherches et il semble que depuis quelques décennies, ce carnaval se « tropicalise » avec beaucoup d’influences brésiliennes, angolaises. Cela faisait écho à mon idée d’une ruine européenne qui se trouverait investie par les corps des ancien·ne·s colonisé·es. C’est d’ailleurs le seul moment où l’on voit d’autres corps que ceux des performeur·euses. Enfin, il y a le chapitre « Bulldog Non MacDo Non Hamburger Non » qui se passe dans les ruines d’un monastère enfoui sous le sable d’une plage dans un ancien port négrier à Torres Vedras au Portugal.

J’ai toujours aimé la sensation de ce pays dont la géographie délimite l’Europe en quelque sorte. Il regarde l’océan Atlantique, rempli de toute cette histoire liée à l’esclavagisme et le continent américain. Mais aussi j’ai choisi le Portugal parce que son style baroque et néoclassique un peu kitsch fait penser à ce style coloré qu’on peut retrouver dans l’architecture mexicaine, martiniquaise ou péruvienne ou dans les maisons de maître du Sud de la Floride ou de la Louisiane. Je voulais jouer avec ce qui semble être une localisation géographique précise mais qui ne l’est pas…  Il y a aussi la chambre d’un hôtel de Torres Vedras qui fait référence au road movie à l’européenne et le site d’un château, qui fut un monastère mais aussi une synagogue et une mosquée (je ne sais plus dans quel ordre). Il y a l’idée d’une ruine qui contient toutes les couches, du Daftar, des corps qui viennent activer le lieu par leur histoire, réelle, rêvée ou métaphorique, mais aussi du lieu dont les brèches, les ouvertures, les fissures « parlent » pour reprendre le texte de « Listening to images » de Tina Campt, des choses qui peuvent être activées par les corps et par la narration.

D’ailleurs c’est là que la narration arrive. Pendant le tournage je me suis rendu compte à quel point les conversations que nous avions étaient aussi importantes que les images ; que le temps créé par le tournage provoquait des rapports inédits. Lors de repas, nous avions des échanges sur la manière dont tel ou tel autre territoire a été colonisé, sur la question de l’image de soi, des violences racistes ou LGBTphobes, sur l’expérience d’être un·e artiste issu·e du « Sud » dans le Nord, des moyens financiers, psychologiques que cela requiert, sur les conditions du travail, la photo d’une grand-mère morte, la chanson en espagnol que l’on connaissait en Haïti, la télénovela mexicaine qui se regardait en Coté d’Ivoire… Je me suis posé la question de comment intégrer tous ces récits sans en ôter la magie, l’intimité. Comment donner à voir sans avoir l’impression de capitaliser sur la moindre émotion. J’ai pensé à la transmission orale comme une manière de lutter contre ça, au fait que lorsqu’on nous raconte une histoire et qu’on doit la partager, on utilise notre corps pour traduire. Et j’ai pensé à la voix de Belinda Zhawi, qui habite Londres et qui porte en elle l’histoire de sa famille qui a quitté le Zimbabwe. Je l’ai invitée à écouter l’histoire du tournage, tel que je m’en souvenais, jour par jour, heure par heure. Et le soir, je lui demandais de s’enfermer avec moi dans la cabine d’enregistrement et je lançais les images du tournage sur 4 écrans, je lui montrais du 16mm, de la DV, du numérique, des photos fixes, et je lui demandais de recomposer l’histoire, de me raconter, d’imaginer, et de dicter le sens des images, toujours au présent, une fois, deux fois, cinq fois, pendant des heures. La consigne était de ne pas s’arrêter, de combler le vide, de presque rentrer dans un état hypnotique de flux continu de la parole, et ce, jusqu’à ce que le banal se charge des esprits, and the sky is blue…. And they dance among these locals… Et que le sens des phrases se charge d’une temporalité qui n’est pas celle du temps présent, que par sa voix on accède à un autre temps. C’est là que Eva Barois de Caevel a vu dans la voix de Belinda, quelque chose qui se rapprochait de la Pythie, une voix annonciatrice qui peut nous conduire à ce passé ancestral et mythique mais peut-être à une catastrophe aussi. Cela faisait totalement sens vis-à-vis de Janus qui regarde vers le passé et le futur.

Je voyais aussi le projet comme une tentative de faire en sorte que les divinités/fantômes soient incarnés par mes collaborateur·ices. J’évoquais lors de mon intervention à la MEP le 4 mai dernier, le sentiment que ce projet m’avait laissé : d’être devenu·e comme la Coatlicue, une divinité Aztèque dont le corps est composé d’une jupe de serpents, des cœurs et des mains appartenant à d’autres divinités mortes et qui font désormais partie d’elle.