ENTRETIEN AVEC ÂNGELA FERREIRA

Née en 1958 à Maputo (Mozambique), Ângela Ferreira a grandi et a étudié en Afrique du Sud. Depuis le Portugal, où elle vit désormais, elle développe une pratique artistique qui conjugue recherche et expérimentation artistique. Ses dispositifs – qu’ils soient sculpturaux, vidéos, photographiques – explorent les survivances et les fantômes du colonialisme et du post-colonialisme au sein de la société contemporaine.

Sa double-exposition à l’Abbaye de Maubuisson et au centre d’art Ygrec-ENSAPC est l’occasion de revenir avec elle sur son parcours à la croisée de plusieurs cultures, sur son intérêt spécifique pour l’architecture et l’intrication de la recherche et de l’expérimentation au sein de sa pratique.

 

Comment êtes-vous devenue artiste et dans quel contexte ? Rétrospectivement, quel regard portez-vous sur l’éducation artistique que vous avez reçue au Cap (Afrique du Sud) ?

Je suis devenue artiste presque par hasard. J’ai grandi et j’ai été scolarisée au Mozambique, au Portugal et en Afrique du Sud sous différents régimes politiques dictatoriaux et oppressifs, ce qui m’a obligée à acquérir une certaine capacité à composer avec différents contextes et cultures, lusophones et anglophones. Mais cela m’a surtout permis de comprendre que, sous la politique coercitive de tels régimes, les personnes les plus intéressantes, celles qui donnaient un sens à la vie, étaient des intellectuels, des artistes, des architectes, etc. Ces personnes ont été mes premiers modèles. À l’école, j’avais de la facilité dans diverses disciplines et j’aurais pu prendre de nombreux chemins différents. À l’université de Cape Town, je me suis inscrite en économie mais je me suis vite rendue compte que le milieu de la finance ne me convenait pas. J’ai donc décidé de m’orienter vers des enseignements plus créatifs et j’ai choisi les beaux-arts et le théâtre. La Michaelis School of Fine Arts – University of Cape Town (UCT) m’a acceptée en premier et je suis donc allée en école d’art. J’y étais heureuse, curieuse d’acquérir de nouvelles connaissances, de me socialiser et de me familiariser avec les concepts de ce qui était alors un monde de l’art blanc tourné vers l’Occident, clairement en décalage avec l’Afrique. Lorsque j’ai quitté l’école d’art, j’ai ressenti le besoin de m’instruire autrement, de penser l’art et la culture d’une manière africaine ; de me poser des questions sur mon rôle en tant qu’artiste vivant au Cap. Ce fut le début d’une belle période de formation beaucoup plus informelle. Je me suis fait de nouveaux amis, j’ai lu beaucoup de littérature africaine et j’ai été initiée à l’engagement politique, et c’est vraiment à ce moment que j’ai construit mes racines politiques.

 

D’où vient votre intérêt spécifique pour l’architecture ?

Dans les communautés effervescentes et sous tension, une grande partie de l’apprentissage se fait au niveau social. Si vous êtes avide d’informations, vous devez vous battre pour les obtenir et pour en tirer le meilleur parti. Rien ne vous est offert sur un plateau. En tant qu’étudiante à l’UCT, j’ai eu beaucoup de contacts avec l’école d’architecture. Les débats et les questions y étaient très différents. Bien que l’enseignement y soit encore très tourné vers l’Occident et pensé en référence au Nord global, à la différence de l’art, l’architecture était (et est encore) liée aux gens, au terrain, à la sociologie, etc. Par exemple, il était impossible d’être architecte et de ne pas considérer la question de la ségrégation raciale définie par le Group Areas Act[1]. De même, en considérant l’espace urbain et l’architecture des villes, il était impossible de ne pas prendre en compte les politiques imposées par le gouvernement de l’apartheid. Cela inclut toute une réflexion sur le logement social et le problème de l’urbanisation galopante que ce système politique a créé et encouragé. Techniquement parlant, les artistes travaillent pour eux alors que les architectes travaillent pour un financeur ou un promoteur et tiennent compte de ceux qui habiteront les bâtiments qu’ils dessinent. Sur le terrain, les problèmes sont beaucoup plus complexes. Les étudiants discutaient régulièrement d’un programme architectural politique. J’y ai reçu une bonne introduction à l’histoire de l’architecture et développé un goût pour l’analyse de mon propre contexte architectural, comme la ville de Maputo et son incroyable patrimoine architectural moderniste. Plus tard, je me suis liée d’amitié avec un groupe de photographes engagés politiquement, comme Roger Meintjes et Guy Tillim. Ils m’ont fait découvrir dans les années 1980 le travail de David Goldblatt et en particulier ses images qui examinent les relations entre les architectures sud-africaines et les forces qui façonnent la société, photographies publiées plus tard dans un livre intitulé South Africa: The Structure of Things Then. J’ai commencé à lire les bâtiments comme des textes et à être capable de déchiffrer les sous-entendus politiques qui se dessinent dans les formes architecturales.

 

En juillet, vous ouvrez deux expositions en même temps en Ile-de-France ; une à l’Abbaye de Maubuisson et une à Ygrec-ENSAPC à Aubervilliers. Y a-t-il un lien entre ces deux expositions ?

Il n’y a pas de lien direct apparent entre ces deux expositions, si ce n’est qu’elles font toutes deux partie intégrante des axes de recherche que je poursuis depuis des années, et que ceux-ci s’entrecroisent. D’une certaine manière, elles témoignent toutes deux de mon intérêt pour l’architecture et de comment je sélectionne, j’étudie des bâtiments que je choisis ensuite de commenter indirectement de diverses manières à travers les sculptures que je réalise :

Indépendance Cha Cha a été conçue en 2014 comme une conséquence directe de ma participation à la Biennale de Lubumbashi en 2013, lorsque j’ai choisi d’utiliser un ancien bâtiment colonial comme socle pour installer une sculpture publique inaugurée par un spectacle de chant.

La sculpture évoque l’architecture coloniale des années 1950 de Lubumbashi, la capitale du Katanga (République démocratique du Congo), une province riche en minéraux et notamment la façade d’une station service construite dans les derniers soubresauts de la domination coloniale par l’architecte belge Claude Strebelle. La forme sculpturale qui s’inspire de la façade sert de grand écran pour révéler deux moments de l’histoire de Lubumbashi et est utilisée pour projeter deux vidéos riches de symboles. À droite, il s’agit d’une performance durant laquelle deux chanteurs entonnent la chanson traditionnelle « Je vais entrer dans la mine ». Les paroles sont celles d’un jeune homme qui fait part à sa mère de sa peur de mourir dans la mine. À gauche, le groupe du Park Hotel interprète « Indépendance Cha Cha », un hymne emblématique de l’indépendance africaine des années 1960, écrit par Joseph Kabasele à Bruxelles, la nuit où les délégations belge et congolaise sont parvenues à un accord sur la date de l’indépendance.

La nouvelle œuvre que j’ai développée pour Ygrec #bucketsystemmustfall a également une source architecturale, mais d’une nature très différente. Au début des années 1990, j’ai réalisé une œuvre intitulée Sites and Services (1991), basée sur des structures en ciment d’assainissement utilisées par le gouvernement sud-africain de l’apartheid pour répondre à certains problèmes liés à l’urbanisation rapide de la population rurale. Ces structures ont contribué à maintenir la ségrégation raciale et bon nombre de ces conditions sanitaires restent inchangées aujourd’hui. J’ai continué à documenter les solutions plus ou moins improvisées qui avait été apportées au problème.

 

Pouvez-vous revenir sur les événements qui ont inspiré votre installation à Ygrec-ENSAPC #bucketsystemmustfall ? Quel est ce « bucket system » auquel vous faites référence ?

Le mouvement #RhodesMustFall est une manifestation qui a débuté le 9 mars 2015, dirigée à l’origine contre une statue de l’Université du Cap (UCT) qui commémorait Cecil John Rhodes, un colonisateur britannique du XIXe siècle. La campagne pour le retrait de la statue, jugée oppressive, a reçu une attention mondiale et a conduit à un mouvement plus large de « décolonisation » de l’éducation à travers l’Afrique du Sud. Les revendications se sont étendues au racisme institutionnel, à l’absence de transformation à l’université, à l’accès à l’enseignement supérieur et au logement étudiant.

La première action du mouvement a eu lieu le 9 mars 2015, lorsque Chumani Maxwele « a ramassé l’un des seaux de merde qui empestaient sur le bord du trottoir » dans le quartier où il vivait et a jeté son contenu sur la statue de bronze Cecil John Rhodes. Après avoir fait un toyi-toyi[2] avec une douzaine de manifestants devant la statue, il a été arrêté et inculpé. Le 9 avril 2015, suite à un vote du conseil de l’UCT la nuit précédente, la statue a été retirée. Le mouvement a inspiré l’émergence de mouvements étudiants alliés dans d’autres universités, tant en Afrique du Sud que dans le monde (#FeesMustFall).

Le projet #bucketsystemmustfall combine l’image du déboulonnement de la sculpture de Cecil Rhodes et l’image d’une structure de toilettes temporaires qui symbolise le problème persistant des installations sanitaires dégradées et inadéquates dans le pays. De manière implicite, il soulève la question de l’utilisation des excréments humains comme outil de déclaration politique. Une image qui semble être devenue centrale dans les problèmes urbains sud-africains et qui interpelle sur la nécessité d’une suppression urgente et définitive de ce système sanitaire dégradant.

 

Comment la recherche et l’expérimentation artistique coexistent-elles dans votre travail (en termes de temps, d’espace, de processus…) ?

Ma pratique artistique est fermement ancrée dans l’activité de la pensée. Beaucoup d’autres attributs qui se rapportent aux objets d’art, comme l’excellence formelle (échelle, matérialité, etc.) et la beauté, ne m’intéressent pas vraiment. Ce sont simplement des outils qui peuvent être utilisés pour faciliter la communication avec le spectateur. Bien entendu, j’utilise ces outils visuels, mais je pars toujours du principe que les spectateurs vont « entrer » en dialogue avec l’œuvre d’art afin d’apprendre quelque chose sur ce qui se passe dans ma tête par rapport au contenu de l’œuvre. Mon processus de travail est guidé par ma curiosité pour les événements politiques, les histoires, les images, les cadres théoriques de l’histoire de l’art, de l’architecture, de l’ethnographie, de l’histoire politique de l’Afrique et de sa relation avec le reste du monde. Je ne sais pas très bien pourquoi je m’arrête à un événement particulier car tous les sujets semblent interconnectés. Comme la plupart des artistes, j’essaie de donner un sens au monde qui m’entoure, à son histoire, aux problèmes communautaires, etc. J’ai l’habitude de collecter et d’accumuler une certaine quantité d’informations sur le sujet dans lequel je suis plongée. Les sources de recherche peuvent être très variées : Internet, la lecture de textes et de livres, les voyages pour chercher des preuves, les discussions, les films, les journaux, etc. Je collecte des preuves matérielles. Et quelque part, il y a souvent une sorte de pensée émotionnelle qui me guide. Comme un signal, elle m’indique quand j’ai suffisamment de choses importantes à partager. Alors, je m’assieds dans mon atelier pour entamer un processus de réflexion, d’association des faits et du dessin, de montage d’un film ou d’une bande son, ou tout cela en même temps. C’est l’un des moments les plus agréables du processus. Tout peut arriver dans l’atelier. Ces moments sont généralement suivis de la réalisation de maquettes. Comme j’aime fabriquer des objets tridimensionnels, j’ai découvert que faire des maquettes est autant amusant qu’essentiel pour éviter les erreurs d’échelle, de matérialité ou toute autre question formelle. Cela se conclut généralement par une installation sculpturale plus importante. Comme je crois que le processus de réflexion est très important et qu’il constitue réellement le sens de l’œuvre, j’inclue toujours une bonne quantité d’indices matériels du processus dans l’œuvre d’art. C’est le cas de Indépendance Cha Cha (2014) que vous pourrez voir à l’Abbaye Maubuisson et de #BucketSystemMustFall (2021) qui est la nouvelle œuvre exposée à Ygrec-ENSAPC.

 

 

[1] Promulguée en Afrique du Sud en avril 1950, il s’agit d’une des premières et principales lois d’apartheid, obligeant les différentes populations à résider dans des zones distinctes et prédéfinies.

[2] Le toyi-toyi est une danse qui, originaire de Zambie, a été particulièrement pratiquée en Afrique du Sud durant l’apartheid pour intimider les forces de police durant les manifestations anti-apartheid.