ENTRETIEN AVEC ANRI SALA, ARTISTE INVITÉ

En ce début d’année, Anri Sala intervient à l’École nationale supérieure de Paris-Cergy en tant que visiting professor pour un ARC intitulé « Imprimer la forme à la durée ». L’occasion de l’interroger sur sa pratique mais également de revenir sur son parcours, la formation artistique qu’il a suivie entre l’Albanie et la France ainsi que son rapport à la vidéo, à la musique, au temps et la manière dont il envisage d’aborder ces questions avec les étudiant·e·s.

 

Comment êtes-vous devenu artiste ?

Difficile de dire précisément ce qui a déterminé mon « devenir artiste », d’autant plus que le sens du mot « artiste » a varié en fonction des contextes dans lesquels j’ai pu évoluer et à différents moments de ma vie.

Enfant, je prenais des cours de violon. Mes parents, qui travaillaient plutôt dans le milieu scientifique, étaient entourés d’artistes et je me suis toujours beaucoup intéressé à eux. Les arts visuels sont intervenus à un moment où je me lassais du violon. Vers l’âge de 10 ans, j’ai commencé à faire de la peinture, ce qui était libérateur vis-à-vis de l’apprentissage très rigoureux de la musique classique. À l’époque, sous le régime communiste, les peintures à l’huile – qui venaient de l’étranger – étaient réservées aux étudiants des Beaux-Arts et aux peintres reconnus par le régime. Alors, je passais du temps avec des artistes plus âgés, je leur empruntais des couleurs à l’huile et je peignais à côté d’eux. À 14 ans, je me suis inscrit au lycée artistique. Si le parcours était très balisé ainsi que les attentes qu’on avait envers les artistes, j’aimais l’idée d’emprunter un chemin a priori un peu moins prédictible, offrant certaines libertés.

 

La peinture tient donc une place prépondérante au début de votre parcours artistique. Comment avez-vous commencé à expérimenter la vidéo ?

Au sein du lycée artistique de Tirana, lorsque nous étions encore sous le régime communiste, nous ne pouvions pas choisir les sujets que l’on devait peindre. On avait donc trouvé une liberté – infime – dans les gestes. Une des premières choses que j’ai voulu abandonner et exorciser à la chute du régime, c’est le langage qui émanait de mon corps. C’est pour cette raison que je travaillais alors essentiellement la fresque. Elle ne laissait pas de place à la frivolité du geste et se concentrait sur la composition, le rapport au temps. La vidéo est arrivée dans la continuité de ce travail de fresque. Dans les deux médiums il est important d’anticiper le temps, de choisir un cadre. Tous deux s’éloignent de l’idée de faire quotidiennement avec son corps.

À l’occasion de mon projet de fin d’études à l’Académie des Arts, j’ai présenté une vidéo. Je crois que c’était la première fois en Albanie que la vidéo était employée en tant que medium artistique. Edi Muka, alors assistant professeur aux Beaux-Arts, accompagnait mon diplôme et il a été je crois le premier à citer Walter Benjamin, dont on connaissait alors peu, voire pas du tout, les écrits en Albanie. Parce que j’avais fait ce film mais aussi par une forme de sérendipité, lorsque je suis arrivé aux Arts Décoratifs de Paris, c’était au sein de la section vidéo.

Il y avait alors un grand décalage entre les moyens dont je disposais à Tirana et ceux que proposaient les Arts Décoratifs. En Albanie, pour emprunter une caméra pendant quelques jours, j’avais du faire une demande à une fondation et j’avais filmé dans l’ordre du montage car il n’y avait pas de post-production. À Paris, il y avait énormément de possibilités techniques que j’ai testées notamment lors de la première année. Mais au final, je n’ai jamais été très porté sur la post-production. La richesse de la vidéo doit selon moi être trouvée dans le réel ou être le fruit de la mise en scène. Je n’ai jamais passé beaucoup de temps à travailler a posteriori sur les effets de l’image.

 

Rétrospectivement, quel regard portez-vous sur l’éducation artistique que vous avez reçue dans des contextes très différents – d’une part à Tirana (Académie Nationale des Arts) et en France (Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs et Le Fresnoy) où vous avez étudié la vidéo plus spécifiquement ?

Je retiens essentiellement les différences d’univers entre ces contextes, plus que les différences entre les écoles elles-mêmes. Il y a eu plusieurs changements de cadres qui ont eu une incidence sur mon parcours. D’abord la chute du régime communiste qui a changé les modalités de l’enseignement à Tirana, puis mon arrivée à Paris. Quand je suis arrivé au Fresnoy, j’étais déjà familier de la vie en France, j’étais aussi plus mature. Tous ces paramètres extérieurs aux écoles ont beaucoup influencé mon positionnement vis-à-vis des enseignements qu’elles proposaient.

Par exemple, mon arrivée à Paris m’a permis de prendre de la distance avec l’Albanie et de m’intéresser à des sujets que je n’aurais jamais abordés si j’étais resté à Tirana. Pour le film Intervista (1998), que j’ai réalisé au cours de ma deuxième année aux Arts Déco, je suis parti à la recherche de la bande son perdue d’une interview donnée par ma mère, alors jeune communiste. J’ai retrouvé la personne qui avait fait la prise de son – entretemps devenu chauffeur de taxi – qui m’a expliqué pourquoi le son n’existait plus, pourquoi il s’était perdu. J’ai alors demandé à une personne malentendante de lire sur les lèvres de ma mère pour « restaurer » ses mots. Face à son discours retrouvé, il était possible de mesurer la différence entre ce que ma mère pensait à l’époque et ce qu’elle pensait au moment de la réalisation de la vidéo. Qu’est-ce qui avait changé à travers ces transformations politiques depuis la fin de la guerre froide ? Je n’aurais pas pu faire ce travail si j’étais resté en Albanie. Je n’aurais pas pu me confronter à ces problématiques alors que le pays se débattait avec son histoire récente. La distance, le changement de contexte m’ont permis de prendre cette initiative. Pendant ces premières années à Paris, j’allais aussi beaucoup à la bibliothèque de la Cinémathèque française et je m’initiais à une histoire du cinéma à laquelle je n’avais eu que peu accès en Albanie.

 

Le premier enseignement artistique que vous avez suivi est celui du violon. Aujourd’hui la musique, le son jouent un rôle central dans votre œuvre. Cet enseignement a-t-il un lien avec votre intérêt spécifique pour cette forme artistique et ce langage ?

Il est probable que cette éducation musicale ait joué un rôle inconscient dans mon intérêt actuel pour la musique. Mais ce qui est plus évident pour moi c’est par quel chemin je suis revenu à la musique. Lors de la réalisation de Intervista, j’ai développé une méfiance vis-à-vis de la langue comme moyen de contrôle et communication, un constat d’opacité qui imprègne sa syntaxe pour s’infiltrer dans son contenu. Cette méfiance à l’égard du langage a déplacé mon intérêt vers d’autres formes de communication, telles que le silence, la sonorité/la résonance et la musique. Après Intervista et Nocturnes (1999), j’ai réalisé des vidéos sans ou avec peu de son, comme Uomoduomo (2000) ou time after time (2003). Peu à peu, la musique est rentrée dans mon travail, d’abord presque comme un objet trouvé, puis de manière de plus en plus mise en scène. Finalement le lien avec mes années de violon est assez ténu. C’est l’éloignement de la langue, mais aussi de la narration, qui m’a rapproché de la musique. En ce qui concerne mes choix de musique, il s’agit moins de la mélodie, de la façon dont elle sonne, que de son potentiel à transmettre une intention, à sous-entendre des choses. La musique me permet de moduler un récit ou des morceaux de l’histoire sans la raconter. Les films qui se construisent autour du langage embrassent le rapport de la langue avec le temps (passé, présent, avenir), ils sont souvent structurés par des ellipses, ce qui est peu le cas dans mon travail, qui s’inscrit, lui, dans l’idée de moment présent.

 

Au 1er semestre, vous proposez un ARC (Atelier Recherche Création) intitulé « Imprimer la forme à une durée » dont le titre est emprunté à La Lenteur de Milan Kundera. Qu’allez-vous chercher à explorer avec les étudiant·e·s lors de cet ARC ? Quelle sera la méthode employée pour travailler sur l’idée de « moment présent » ?

Cette citation de Milan Kundera est très liée à mon propre travail, à la manière dont j’envisage les éléments qui le composent comme des objets avec leur propre économie temporelle, des objets que j’accompagne dans le temps. Cela peut-être un escargot qui glisse le long d’un archer, bouleversant l’équilibre délicat sur lequel repose la performance d’un musicien dans If and only if (2018) ; ou un tourne-disque qui flotte en apesanteur, son diamant se déplaçant d’un endroit à l’autre du disque et provoquant l’arrêt ou la reprise de la mélodie à chaque décollage ou atterrissage dans Time No Longer (2020). Ce qui m’intéresse dans les situations que je crée c’est que les objets soient semi autonomes, qu’ils évoluent avec une certaine indépendance, un comportement et une rigueur qui leur sont propres. Ma pratique consiste, en quelque sorte, à donner une forme à des objets qui n’existe que dans la durée.

Pour amener les étudiant·e·s sur cette idée, je veux les inviter à s’interroger sur les contraintes contre lesquelles un sujet vient se heurter, pour mieux négocier sa forme. Ces contraintes peuvent devenir des acteurs essentiels qui vont coproduire une situation de concert avec notre approche conceptuelle et artistique. Comment on approche les contraintes subies ou choisies, nous aide à articuler davantage une idée.

 

La notion de « cadre » – comment il modèle son contenu, comment on peut le transposer d’un sujet à un autre – est induite dans l’idée « d’imprimer une forme ». Elle est également présente dans certaines de vos pièces (je pense notamment à une série d’œuvres sur papier de 2018-2019, où vous contorsionnez des représentations de pays ou de zones géographiques pour les faire rentrer dans les cadres de référence de planches naturalistes du XVIIIe siècle). Comment abordez-vous l’enseignement et la question des « cadres » au sein d’une école d’art ?

La question des cadres varie fortement d’un contexte à un autre. Pour ma part, c’est la question des contraintes qui me paraît centrale dans l’enseignement. Les étudiant·e·s doivent trouver leur individualité en tant qu’artistes, que cela soit dans une forme identifiable ou dans un processus cohérent. Je pense qu’il faut aiguiser son individualité dans les contraintes. Au début, nous héritons des contraintes du contexte de création dans lequel nous évoluons, ou elles sont imposées par l’économie et les circonstances, mais il est important de faire advenir des contraintes à soi, parfois fictives, qui, une fois instaurées, vont participer à la mise en scène de la forme. Sans ces contraintes, on fait face à une liberté écrasante qui n’a rien de libérateur. La question que je voudrais que les étudiant·e·s se posent c’est : comment imaginer des contraintes qui aident à épanouir une idée sans qu’elle perde de sa tension ?