ENTRETIEN AVEC LATIFA LAÂBISSI

La danseuse et chorégraphe Latifa Laâbissi accompagne les diplômé·e·s de l’ENSAPC dans la préparation d’un festival de performance qui se déroulera sur le site de l’Axe Majeur à Cergy St-Christophe en juin. L’occasion de s’entretenir avec elle sur sa formation, son engagement pour le décloisonnement des pratiques chorégraphiques et leur transmission dans un paysage élargi, au-delà de l’institution.

 

Je vous ai entendu dire que vous étiez arrivée à la danse par « effraction ». Comment êtes-vous devenue danseuse et chorégraphe ?

Disons que j’ai un parcours académique qui n’a pas commencé en temps et en heure. J’ai débuté la danse classique à 17 ans ce qui est relativement tard. Puis j’ai pratiqué de front la danse classique dans de petites écoles et la danse contemporaine au conservatoire de Grenoble. La danse contemporaine a rapidement pris le pas. C’était une période où le courant dominant était la danse abstraite américaine et mon grand rêve était de me former chez Merce Cunningham. Je suis donc allée aux Etats-Unis en pensant faire la totalité de la formation là-bas. Mais lorsque je suis rentrée pour des vacances au bout d’un an, j’ai passé une audition pour Jean-Claude Gallota et j’ai été prise. Dans les années 1990, c’était une compagnie très aventureuse, où les corps étaient plus âgés, moins formatés, et participaient d’une théâtralité proche de Pina Bausch. Je ne suis jamais retournée chez Merce Cunningham et mon parcours de danseuse professionnelle a commencé ici. Entre 1990 et 2000, beaucoup de collectifs de danseurs – notamment les Signataires du 20 août – réfléchissaient aux conditions d’existence de ces professions et aux questions de formation. Alors que nous étions biberonné.e.s à la French Theory, que nous avions des appétences pour la philosophie, les sciences humaines, les arts visuels, on trouvait que notre discipline était très étanche aux autres. Un.e danseur.euse qui parlait ou qui ne répondait pas aux normes physiques imposées par la profession n’était pas considéré.e comme un.e danseur.euse. Il fallait mettre un coup de pied dans la fourmilière et réfléchir à d’autres conditions d’attributions des subventions et à d’autres manières d’apprendre. On a imaginé plein de programmes qui mêlaient théorie et pratique ; des écoles ouvertes. C’était un moment très formateur, après ma période de formation à proprement parler. À cette époque, les statuts de chorégraphe et de danseur étaient aussi très hiérarchisés : lorsqu’on devenait chorégraphe après avoir été interprète, le fait de danser pour d’autres était perçu comme un retour en arrière, un déclassement. Lorsque j’ai déposé mes premiers projets en tant que chorégraphe – Selfportrait camouflage puis Loredreamsong – je continuais à danser pour les chorégraphes Loïc Touzé, Boris Charmatz… et on m’a demandé de clarifier mes intentions. Grâce à ses réflexions sur les statuts, ce groupe m’a permis de développer – dans le collectif et le dissensus aussi parfois – une maturité politique au-delà du champ de la danse : pourquoi est-ce qu’on devrait couper dans les sensibilités ? Pourquoi devoir être loyal.e à un médium ?

 

Votre répertoire compte plus d’une dizaine de créations – développées au sein d’une compagnie que vous avez créée en 2008 et qui s’appelle « Figure Project ». En effet dans vos créations, vous investissez des figures souvent historiques – on pense notamment à la danseuse Mary Wigman, aux chimpanzés Consul et Meshie ou à d’autres peut-être plus anonymes – qui posent la question de la marginalité, de la domestication ; quelles sont ces figures auxquelles vous vous intéressez ?

Après mes premières créations Self portrait camouflage (2006), Loredreamsong et Adieu et merci (2013), je me suis rendue compte que j’avais besoin de me « plugger » à des figures pour démarrer un objet fictionnel et de sortir de moi. Je ne l’ai pas théorisé dès le départ, c’était surtout une nécessité performative, une manière de proposer des lieux hybrides, de créer une polysémie, une surface de projection qui met en crise la question des identités. Je cherche à habiter un lieu qui n’est pas stabilisé, qui ne cherche pas à se définir, qui échappe à des formes d’assignation. En ce sens, la notion de « désidentification » développée par le théoricien José Esteban Munoz me parle beaucoup. Les questions de marginalité, de domestication sont en effet à l’œuvre mais elles ne sont pas forcément le premier moteur de ma réflexion. La figure est surtout une manière d’élargir le spectre de la vision, de potentialiser des fictions, qui au sein d’un même spectacle ne se résolvent jamais. L’idée que le spectacle est toujours en devenir me plait beaucoup.

 

Dans la figure, il y a aussi l’idée de « visage », d’une forme d’expressivité ?

Oui, l’expressivité du visage se relie à un registre grotesque qui m’intéresse beaucoup. C’est un vocabulaire que je convoque car il permet de mettre en reliefs les aspérités de notre monde, de faire apparaître sa grimace. Je dis souvent que je fais des danses tordues où il n’y a pas de recherche d’alignement mais avant tout de la torsion.

 

Vos créations sont souvent liées à des textes, à des archives, comment est-ce que vous travaillez cette matière, l’amenez dans le domaine chorégraphique ?

La théorie n’est jamais présente de la même façon. J’ai une appétence depuis très jeune pour les sciences humaines, la philosophie, le cinéma. Suivre des élaborations théoriques, en dehors de ma pratique, c’est quelque chose qui, de manière générale, me met en mouvement. Mais évidemment parfois il y a des embranchements avec mon travail en cours, quelque chose qui me déclenche. Les ouvrages deviennent des compagnons de route, une bibliographie qui se précise, se creuse. Cela peut rester relativement souterrain. Et puis parfois, des concepts se sédimentent dans le corps et ils vont suffisamment m’habiter pour qu’il y ait une traduction dans mon champ. Par exemple l’ouvrage Peaux blanches, masques noirs  du philosophe américain William T. Lhamon, a été très présent dans la pièce Loredreamsong. Il y est question de l’histoire raciste du black face, de comment des blancs ont entrepris de se grimer en noirs. Dans le port de New York, des noirs américains dansaient pour gagner quelques anguilles. Cette forme performative – à l’origine monnaie d’échange – a ensuite été copiée par des ouvriers afin de faire entendre leurs revendications. William T. Lhamon distingue le « lore », comme étant la partie mobile du « folklore ». Le « folk » c’est la partie qui a besoin de son ancrage culturel, territorial pour exister ; le lore c’est la partie qui essaime. Ce néologisme m’a troublé par rapport aux questions d’appropriation culturelle, j’avais besoin de partager ce texte avec mes collaborateur.rices pour comprendre ce qu’il pouvait apporter à mon travail.

 

Au-delà de la chorégraphie, votre travail – qui se nourrit de collaborations avec des plasticien.nes, auteur.rices, penseur.euses – revendique une forme de pluridisciplinarité – manifeste au sein de TransCanal, un espace que vous avez créé avec Olivier Marboeuf, commissaire d’exposition et Gilles Amalvi, auteur. Comment est-ce que vous définiriez cet espace ?

J’ai toujours besoin de réfléchir avec les autres, d’élargir les alliances, de m’augmenter par l’altérité et le croisement de champs disciplinaires. Je cherchais un petit espace pour travailler à Rennes en dehors de l’institution, qui, même si je m’y investis beaucoup, n’est pas mon lieu. J’ai trouvé un ancien bar à chicha que j’ai retapé pour y installer les bureaux de Figure Project. Rapidement j’ai proposé à Olivier Marboeuf, qui s’est longtemps occupé de Khiasma aux Lilas et qui venait d’arriver à Rennes, et à Gilles Amalvi, un allié et collaborateur de longue date, de nous rejoindre. La première chose sur laquelle on s’est retrouvé.e.s, c’est l’envie de choisir nos temporalités : de ne pas faire de programme de saison où tout est écrit longtemps à l’avance, mais de créer des temps de jachère qui permettent aussi parfois d’être très réactif.ve.s dans l’improvisation. Il était question d’y ancrer les conversations que je menais depuis longtemps avec Olivier d’un côté, Gilles de l’autre ; ces conversations au très long cours et aux temporalités irrégulières qui sédimentent et nous font avancer. Parfois je lis les textes que Gilles écrit, Olivier vient voir le travail en cours. On se retrouve sur des objets, des réflexions qui n’excluent pas d’être à un moment mis en forme (publiés, montrés…) si ça devient une évidence. Quand TransCanal a ouvert, en pleine crise sanitaire, la première personne que nous avons invitée c’est Aurélien Cattin pour son ouvrage sur la rémunération des artistes. C’était important de faire la place à ces questions et très à propos car à cette époque nous étions très sollicité.e.s par des artistes qui n’avaient plus rien… On a ensuite construit d’autres invitations – qui émanent de nous ou de personnes qui nous sollicitent – en essayant de garder de la souplesse pour répondre à des besoins. On accueille beaucoup de collectifs qui ont besoin d’espace : la Collective ; Setu ; la radio R22 et des projets de voisinage. C’est très joyeux d’envisager la vie de ce lieu comme ça.

 

Dans le cadre du festival Axe Majeur, comment envisagez-vous l’accompagnement des diplômé.e.s et de leurs propositions ? Est-ce qu’il y a l’idée de les entraîner au-delà de leur atelier ?

Ma place dans ce projet est un peu particulière. J’accompagne les projets de ces artistes qui ont déjà un geste qui leur appartient. Tous.tes ont des pratiques performatives où le corps est engagé et je vais être là pour des questions de dramaturgie globale, pour porter un regard sur leur travail. Certain.e.s avaient des projets déjà formulés qui attendaient un contexte pour se réaliser, d’autres vont partir du site. À Rennes, nous aurons un temps de pratique tous les matins au Théâtre National de Bretagne où je suis artiste associée. Nous serons également à TransCanal et nous irons aux Prairies Saint-Martin pour réactiver le rapport à l’extérieur, aux éléments, à la bande son naturelle. On a aussi organisé des rendez-vous pour eux.elles à Rennes. J’enseigne peu mais quand je peux trouver des contextes pour soutenir de jeunes artistes, ça m’importe énormément.

 

Qu’est ce que cela veut dire de s’inscrire dans ce paysage de l’Axe Majeur – symbole de la ville nouvelle de Cergy-Pontoise, dans l’histoire de ce projet, cette monumentalité particulière ?

Je trouve intéressant de participer à la démarche de l’ENSAPC d’aller à la rencontre du territoire grâce à ces échappées hors-les-murs. Le festival se déroulera dans une sorte d’amphithéâtre en extérieur qui se situe sous le pont. Nous n’avons pas l’ambition de parler du lieu en lui-même mais il n’est pas là non plus comme un simple décor inerte. Il s’agit de faire l’expérience de cette architecture, de comprendre où on est et de jouer avec ses différences d’échelle. Quand on est en haut du pont, le lieu a quelque chose d’ostentatoire, de monumental, mais quand on descend, l’espace du pont se met en veille. Il y a une constante remise à l’échelle selon où on se trouve et le geste est intéressant à l’endroit où les perspectives et de point de vue sont sans cesse rejouées.

 

Avec votre compagnie Figure Project, vous portez une attention particulière à l’accessibilité à la culture chorégraphique, à sa transmission et organisez notamment le festival Extension Sauvage aux alentours de Combourg (Ille et Vilaine) – comment pensez-vous votre inscription sur ce territoire rural où vous êtes installée ? Pourquoi avoir créé ce festival à cet endroit ?

Je vis à Cuguen, un village de 800 habitant.e.s juste à côté de Combourg, depuis longtemps et ce lieu me nourrit énormément même si je suis aussi absente très souvent. Je voulais y proposer quelque chose, pas pour montrer mon travail mais pour partager avec d’autres l’hospitalité que ce lieu me témoigne. C’est comme ça que « Extension sauvage » est né. Dans un premier temps, il s’agissait surtout de montrer des pièces, car je me rendais compte qu’il n’y avait pas suffisamment de propositions localement, que les gens n’allaient pas nécessairement à Rennes pour voir des spectacles. Je suis partie à la recherche d’espaces, parcouru des salles municipales qui n’étaient pas pensées pour ça. Et puis en voyant le paysage, j’ai réalisé que c’était la force du lieu ! Il y a une longue histoire de la danse où le paysage, loin d’une vision romantique, est un partenaire de jeu qui peut parfois être « dissensuel ». Au bout d’un certain temps, il paraissait étrange que la pratique ne soit pas plus présente, je voulais que le projet devienne aussi un espace de transmission sur le temps long. Nous avons mis en place des résidences d’artistes au sein des écoles pour des durées de 3 ans. C’est important car ce n’est pas du saupoudrage et parce qu’à l’école, il y a tout le monde, sans exclusivité sociale. On a travaillé à la reprise d’un répertoire historique ou contemporain sans instaurer de hiérarchie : du Sacre du Printemps de Dominique Brun à Flip Book de Boris Charmatz. Et la pratique n’est jamais détachée de la théorie grâce notamment à Céline Roux, chercheuse en danse et performance, qui déplie avec les enfants les conditions d’émergence d’une œuvre. Puis du répertoire, nous sommes passé.e.s à la création. En ce moment, nous sommes dans un lycée pour un projet chorégraphique et radiophonique avec Gilles Amalvi. Puis on retournera au primaire pour un projet artistique et une école nature en collaboration avec l’école européenne des beaux-arts de Rennes. Traverser des œuvres, du temps, aller voir des films ensemble au cinéma de Combourg, faire du bivouac en forêt, autant de façons de se former sur du sensible et sur du politique sans que ça ne soit déclamatoire, un engagement en acte par l’art.