Entretien avec « Librérer »

Affiche pour la participation de Librérer à Paris Ass Book Fair 2025 au palais de Tokyo

Librérer est un groupe composé d’étudiant·es et d’enseignant·es de l’ENSAPC réuni·es autour des pratiques d’édition et d’impression dans l’école.

Du 16 au 18 mai 2025livres, affiches, bd, zins, badges et banderoles des étudiant·es de l’ENSAPC sont exposés et mis en vente sur un stand de la Paris Ass Book Fair, au Palais de Tokyo. Librérer est un verbe qui veut dire “faire librairie”. Derrière ce verbe donc, le désir de constituer un espace de diffusion / distribution de choses imprimées, sans pour autant posséder de lieu pérenne. Aidé·es par Bérénice Lefebvre, responsable du pôle sérigraphie de l’ENSAPC, et Lionel Catelan, responsable du pôle édition, des étudiant·es dont la pratique artistique occupe l’espace du livre, de l’affiche ou encore du T-shirt ont ainsi volonté de trouver (ou d’inventer) des espaces pour montrer, vendre et échanger autour de leur travail. La foire Paris Ass Book Fair, qui accueille autant des artistes, des auteur·ices que des éditeur·ices, est l’occasion d’organiser un stock et de réfléchir à sa mise en espace et son économie le temps d’un week-end.

Le 14 juin, quelques étudiant·es de Librérer seront rejoint·es par des alumni de l’ENSAPC pour Spirale, un micro-festival des pratiques éditoriales de l’ENSAPC dans la librairie de La Fondation Pernod Ricard. Pensé comme un espace vivant d’échanges et d’expérimentations, Spirale invite des étudiant·es et artistes à présenter leurs ouvrages auto-édités, et à mettre en avant le décloisonnement des disciplines, la transversalité des médiums, entre l’édition, l’écriture, le dessin, la performance et la vidéo. Une programmation parallèle de lectures, de performances, de projections et d’ateliers viendra activer certaines publications. De 14h à 18h, ouvert au public !

 

Profitant de la programmation pour la Paris Ass Book Fair et Spirale, nous avons proposé une interview / rencontre avec les étudiant·es réuni·es sous la bannière Librérer pour faire un point sur les enjeux actuels de l’édition et du multiple dans le champ de l’art.

Entretien réalisé et retranscrit par sabrina soyer pour l’ENSAPC, avec Pauline Baudry, Audrey Gambier, Louise Guegan, Selma Hyka, Gloria Mendès-Bernardet, Milosz Nardello et Keegan Partaix.

Image : Vue de l’atelier de sérigraphie à l’ENSAPC, work in progress de Librérer pour Paris Ass Book Fair 2025, © Lucia Villon, Audrey Gambier, Bérénice Lefebvre.

 

sabrina soyer : Librérer, si j’ai bien compris, est un projet assez récent qui vise à faire le pont entre l’atelier d’édition, situé au 3e étage de l’école, et l’atelier d’impression / sérigraphie, situé au rez de chaussé. Ces deux champs, celui de l’édition et de l’impression, sont souvent séparés dans le monde de la création, peu d’auteur·ices ou d’éditeur·ices mettent littéralement les mains dans l’encre pour imprimer les textes qu’iels souhaitent diffuser. De même que les graphistes ou dessinateur·ices qui produisent des images confient d’ordinaire la tâche de les imprimer à d’autres professionnel·les : imprimeur·euses ou sérigraphes. Comment est né ce projet et d’où vient son nom, Librérer ?

Keegan Partaix : Tous·tes les étudiant·es qui participent à la Paris Ass Book Fair (PABF) ou à Spirale à La fondation Ricard ne se sont pas forcément investis dès le départ dans les deux aspects édition / impression de ce projet. Le nom “Librérer” c’est Lionel (Catelan) du pôle édition qui l’a posé, parce qu’il fallait créer un compte Instagram pour participer à la Paris Ass Book Fair ! Mais la perspective de créer des formes pour cette foire de l’édition a permis d’activer des échanges et des collaborations entre étudiant·es qui ne travaillaient pas ensemble avant. Personnellement, je suis plutôt impliqué dans l’atelier sérigraphie, mais depuis qu’on a acté qu’on travaillait ensemble pour nourrir le stand de la PABF, chacun·e met un peu plus son grain de sel en termes d’image ou de texte dans les formes produites pour cet événement.

Audrey Gambier : À la base je crois que Lionel s’est inspiré de Fernand Deligny, qui avait créé un verbe pour parler de son rapport au cinéma et aux techniques liées à cette pratique : “Camérer”. L’idée de mettre en verbe le mot librairie, ça le rend plus actif, ça appuie sur l’idée du faire, qu’est-ce que c’est de faire de l’édition ? Je crois que ce mot, “Librérer”, pose cette question, pour rendre visible toutes les activités (textuelles, éditoriales et d’impressions) qui précèdent et impliquent la création d’un lieu dit “librairie”. L’autre chose qui pour moi est importante c’est le travail de la typographie, il y a eu plusieurs ateliers en sérigraphie dédiés à l’expérimentation autour des polices de caractère, et ça peut être un endroit où justement les pratiques éditoriales et d’impression se croisent. L’envie de faire des liens entre édition et impression, c’est aussi parce qu’au moment de l’impression il y a plein de choses qui arrivent ! Des hasards, des couches d’encres qui réagissent différemment sur le papier, ça permet beaucoup plus d’expérimentations… Pour moi le désir de réunir l’atelier d’édition et d’impression c’est aussi pour tendre vers ça, permettre voire augmenter l’expérimentation.

Selma Hyka : Oui c’est vrai, il y a pas mal d’étudiant·es qui utilisent la sérigraphie ou la riso pour créer leurs éditions. Cell·eux qui travaillent dans le pôle édition, où je suis monitrice, ne vont pas automatiquement utiliser l’imprimante laser. Le fait de pouvoir avoir accès à différentes techniques d’impression, ça renforce la matérialité des formes créées. En ce qui concerne Librérer et le fait d’avoir créé cette page Instagram, que j’ai un peu alimentée, je pense que l’idée était aussi de créer une vitrine pour les projets d’éditions, pour les rendre un plus visibles dans cette école et au dehors. Parce que ce n’est pas toujours simple de présenter des formes qui n’appartiennent pas au champ de l’art contemporain comme une peinture, une sculpture ou une installation par exemple, alors que l’édition devient une pratique de plus en plus récurrente dans l’école…

Pauline Baudry : moi j’ai rejoint Librérer quand j’ai vu, justement, qu’une page Instagram avait été créée, et qu’il y a avait l’idée de réunir des formes éditées / imprimées dans l’école pour participer à des évènements. Comme je fais de la BD, les questions graphiques, de mise en page et d’impression font partie de mes préoccupations. Ensuite l’idée de participer à la Paris Ass Book Fair ça rajoute la question de la diffusion, comment et où est-ce qu’on montre ce qu’on fait ?

sabrina soyer : En effet, j’ai noté que plusieurs personnes dans ce groupe font de la bande dessinée. Louise, tu fais partie du Club de BD de Cergy qui publie un magazine, est-ce que tu peux nous parler de la création de ce club et de la façon dont vous réunissez les contributions d’étudiant·es ? Comment vous répartissez-vous le travail d’édition, de mise en page et d’impression de cette BD ?

Visuel de la couverture du magazine du club de BD de Cergy #3  

Visuel intérieur du magazine du club de BD de Cergy #3

Louise Guegan : Selma est à l’initiative du club de BD aussi avec moi, on a créé ce club il y a environ deux ans à l’école. Progressivement plein d’autres gens se sont greffés, c’est devenu un projet plus ouvert, même si peu de personnes souhaitent s’impliquer dans toutes les étapes de fabrication des magazines. On a fait 4 numéros jusqu’ici, maintenant la direction artistique commence à se préciser, mais au début on fonctionnait plutôt sur le mode éditorial du zin, plus freestyle. On réunissait toutes les contributions qu’on recevait sans trop se poser de questions d’édition et de travail graphique. D’un numéro à l’autre on a commencé à faire des choix plus précis, à réunir les contributions par rapport à des thématiques… Maintenant on bosse aussi en parallèle sur un autre projet de magazine avec Selma et Mariama Conteh, donc le club de BD on aimerait bien le léguer ! A la base c’était un outil pour l’école, pour donner de la place à une pratique qui existe mais n’est pas forcément visible, il y a d’ailleurs peu de référent·es à l’ENSAPC pour parler spécifiquement de cette pratique, donc c’était important de s’organiser entre nous, entre personnes qui font et qui lisent de la BD. En ce qui concerne les liens entre édition et impression, avec la nouvelle école (le déménagement dans le nouveau bâtiment qui se profile) il y a une réflexion dans l’air autour d’un espace commun aux deux ateliers, pour réunir les étudiant·es qui font des livres (et sont plus souvent dans des pratiques d’écriture) et les gens qui font des affiches ou du textile (et sont dans des pratiques d’image et de graphisme).

Audrey Gambier : Peut-être que le pont qui peut être fait entre ces deux ateliers aussi, c’est le fait de travailler en multiple, à la différence des étudiant·es qui produisent des formes ou objets uniques. Il y a des enjeux politiques j’ai l’impression (peut-être liés à l’histoire militante de l’affiche, ou de l’auto-édition par exemple) de penser la diffusion différemment que l’exposition (d’art contemporain). L’économie (et le coût) d’un objet multiple aussi, elle est différente de l’économie des œuvres d’arts.

Keegan Partaix : C’est vrai, après on peut utiliser la sérigraphie pour faire des objets uniques. Personnellement je ne fais pas de série, je tire seulement un print des images que j’ai envie de produire, avec tous les défauts qu’il peut y avoir, les heureux défauts, j’aime bien cette idée. Je fais aussi des multiples, des t-shirts notamment, mais je vois ça comme une chose plus “mineure” dans ma pratique de l’image… Ce n’est pas le principal en tout cas…

Louise Guegan : C’est intéressant de voir que justement c’est souvent “pas le principal”, comme pour nous dans la BD, personnellement je ne sais toujours pas comment montrer aujourd’hui des bandes dessinées pour un diplôme de 5ème année par exemple ! Il y des pratiques qu’on a encore du mal à voir comme faisant partie des “beaux-arts”, alors qu’il y a des enseignements qui touchent à ces pratiques, ou des ateliers qui y sont liés à l’ENSAPC…

Gloria Mendès-Bernardet : C’est une vraie question quand on aime produire des objets avec peu de moyens, et qu’on réfléchit à les diffuser en dehors de l’espace d’exposition. Moi je travaille sur des badges en ce moment, une chose que je peux faire chez moi. Je n’ai pas la réponse à la question de comment exposer des objets issus de pratiques dites “mineures” dans une école d’art mais ça m’intéresse vraiment, parce que ça peut aussi être un choix de faire des “petits trucs”, des objets-accessoires qui fonctionnent avec un vêtement, ou des goodies, ces petits objets “en plus” qui sont liés à la vente…

Audrey Gambier : Pour revenir aux pratiques d’édition, je trouve qu’il y a aussi des soucis formels avec le texte, on voit de plus en plus de tentatives de textes aux murs dans les expositions, alors que ce n’est absolument pas confortable de lire debout ! Dans la situation d’un diplôme, si on présente une édition avec du texte il faut expliquer de quoi parle le texte, parce que le jury n’aura pas le temps de le lire (si c’est un peu long).

Vue d’une édition de Virgile Lépinay.

Milosz Nardello : J’ai aussi vu des coordinations où les étudiant·es présentaient leur éditions en lisant leurs textes à haute voix, et ça ne fonctionnait pas forcément, notamment si le texte ne se prête pas à “la performance” de la lecture… Et tout ce qui touche au design graphique en particulier, lorsqu’on présente un livre, a tendance à être survolé très rapidement.

Louise Guegan : Il y a aussi le fait que, à l’extérieur de l’école, le monde de l’art et de l’édition sont des réseaux différents. Les difficultés qu’on rencontre ici à montrer des choses qui relèvent de l’édition ou du travail graphique correspondent à une réalité du monde du travail, avec des rémunérations différentes pour les artistes et les auteur·ices, ou les gens qui font de la BD par exemple. Dans l’école, le va-et-vient entre art et édition beaucoup d’étudiant·es le font, mais une fois à l’extérieur c’est la question de la diffusion qui va faire qu’on arrive, ou pas, à continuer de faire ces ponts. Le fait de créer un collectif peut aider à exister je pense, après l’école, et à inventer des formats de diffusion / exposition nouveaux.

Milosz Nardello : La différence aussi avec l’édition, c’est qu’on fabrique des formes à manipuler, pour voir il faut toucher. Une personne ouvre et découvre l’objet, ce n’est pas comme une peinture qui peut être regardée par plusieurs personnes en même temps, il y a une certaine intimité. Il y a tout un champ de l’édition en art qui n’est pas encore trop réglé en terme de rapport tactile à l’objet, c’est intéressant parce que tu peux aussi réaliser un livre d’art, tiré à un ou très peu d’exemplaires, avec un côté fragile donc, mais l’objet reste touchable et garde sa fonction d’être manipulé, ouvert, lu…

Audrey Gambier : Je reviens un peu sur ce qu’on disait tout à l’heure au sujet de Librérer, le fait d’avoir nommé ce projet, comme pour “faire groupe” autour de pratiques, ça a permis que des étudiant·es s’en emparent pour y formuler leurs propres questionnements plastiques et théoriques, et voir à quel endroit ces questionnements et désirs se croisent. Personnellement j’ai très hâte de voir cette table à la Paris Ass book Fair, que j’imagine bien remplie ! Pour voir un peu ce qu’on peut faire par la suite, comment s’organiser pour continuer de diffuser notre travail.

Milosz Nardello : C’est clair, surtout que cet aspect du travail, la diffusion, même si on approche quand même cette question dans plusieurs cours ou séminaires dans l’école, c’est important que ça vienne aussi de nous !