ENTRETIEN AVEC ROSSELLA BISCOTTI, ARTISTE INVITÉE

Dans le cadre du workshop qu’elle dispensera à l’ENSAPC, nous consacrons un entretien à l’artiste d’origine italienne Rossella Biscotti. Par le biais du film, de la performance ou de la sculpture, elle explore et reconstruit des évènements sociaux et politiques récents à travers la subjectivité et les expériences d’individus souvent en marge du système institutionnel, révélant ainsi des récits officieux ou oubliés. Intitulé Telling Stories, ce workshop est l’occasion d’évoquer avec elle la place centrale de la narration au sein de son œuvre et la traduction plastique qu’elle entreprend de donner aux récits qu’elle convoque.

 

Comment êtes-vous devenue artiste ? Le changement de contexte – notamment entre l’Italie, Rotterdam puis Bruxelles – a-t-il influencé votre façon de travailler et de vous (re)présenter en tant qu’artiste ?

J’ai étudié la scénographie pour le cinéma et le théâtre à l’Accademia di Belle Arti de Naples où j’ai obtenu mon diplôme en 2001. À cette époque je travaillais comme costumière spécialisée dans les costumes des XVIIe et XVIIIe siècles mais j’étais en contact avec la scène théâtrale et artistique contemporaine très vivante de la ville et j’étais désireuse d’expérimenter. D’une certaine manière, j’ai réussi à combiner mon intérêt pour les structures sociales et leur cartographie avec l’apprentissage des bases de la réalisation vidéo. J’ai commencé à réaliser mes premières vidéos, principalement des portraits d’étrangers. Ma première vidéo, Cesar (2001), porte sur un jeune homme argentin qui se tient dans une pièce et qui regarde la caméra. Il chante une chanson, puis sort du cadre. La vidéo a été réalisée au début de la crise économique argentine ; c’était un travailleur précaire (et un ami) qui vivait à Valence.

J’ai déménagé à Rotterdam en 2004 pour participer à un programme de résidence indépendant et j’ai décidé d’y rester. Depuis 2015, je vis entre Rotterdam et Bruxelles mais aussi à Rome, Berlin et dans d’autres villes.

 

Vous avez décidé d’intituler votre workshop à l’ENSAPC « Telling Stories ». Le storytelling est en effet au cœur de votre pratique. Comment s’est développé cet intérêt spécifique pour la narration ? Quel est son potentiel dans le domaine des arts visuels selon vous ?

Oui, raconter des histoires, fabriquer des histoires. Je suppose que mon intérêt pour la narration vient de la littérature et de la réalisation de documentaires. Je m’intéresse à la traduction de la narration dans différents matériaux et supports, et m’interroge sur leurs résonances politiques et leur histoire. Je peux donner l’exemple d’une série d’œuvres que j’ai réalisées en caoutchouc naturel. Ce sont des portraits de femmes fictives dont les personnalités et les histoires sont extraites du Buru Quartet l’œuvre en 4 volumes de l’auteur indonésien Pramoedya Ananta Toer. Pour les réaliser, je me suis procuré du caoutchouc issu de la première plantation créée en 1909 par la Socfin[1] à Sumatra (actuelle Indonésie) à partir de graines importées du Congo. J’ai cherché à relier les récits d’exploitation coloniale patriarcale racontés par ces personnages féminins à l’histoire de violence que véhicule le matériau lui-même.

 

Dans votre travail, vous interrogez les notions d’objectivité et d’histoire en tant que constructions sociales et politiques. Comment abordez-vous la notion de « vérité » – notamment avec des étudiant·e·s qui sont constamment exposé·e·s à des histoires personnelles, des témoignages et des fake news sur les médias sociaux ?

L’une de mes premières vidéos, Shooting on Dam (2005) était construite autour de témoignages tentant de reconstituer une fusillade sur la place du Dam à Amsterdam en 1945. La vidéo mettait en évidence la partialité de certains souvenirs, parfois construits de toutes pièces, et truffés de détails factuels sans importance. J’apprécie les œuvres qui traitent de la question de l’information dans ce qu’elle a de crucial pour l’établissement de la vérité et de la justice, et notamment les recherches de Forensic Architecture. Mais personnellement je suis plus intéressée par les mécanismes qui président à la construction de l’histoire ou à toute forme de narration (y compris les fake news ou les histoires relayées par les réseaux sociaux), que par ce qui en résulte.

 

Vos méthodes de recherche sont souvent décrites comme « collaboratives », une dynamique que vous souhaitez également insuffler à votre workshop à l’ENSAPC. Pourriez-vous nous en dire plus sur cet aspect de votre travail et comment vous le concrétisez ?

Je collabore souvent avec différentes personnes, des spécialistes, des scientifiques, des communautés, ou des personnes qui partagent des espaces par choix ou par obligation (j’ai par exemple travaillé plusieurs fois dans des environnements contraints comme les prisons). Ces collaborations sont enrichissantes, complexes et nécessitent un certain niveau de médiation et de compréhension mutuelle. Il faut être prêt·e à communiquer.

Je collabore également avec d’autres artistes pour la réalisation de mes œuvres. Je travaille depuis longtemps avec l’artiste néerlandais Kevin van Braak pour la production de sculptures et d’installations – tout ce qui a trait à la traduction d’idées dans une matérialité. Nous avons expérimenté avec tous types de médiums : métal, plomb, terre, caoutchouc, film. Dernièrement, j’ai collaboré avec le musicien Attila Faravelli pour l’enregistrement de terrain puis le montage de l’installation sonore The Journey. Avec Attila j’ai appris la philosophie de l’écoute et comment enregistrer et reproduire un environnement sonore. Ces collaborations ne sont pas seulement techniques, elles m’aident à voir et à raconter différemment.

 

Votre travail prend la forme de films, de pièces sonores mais aussi de sculptures. Comment traduisez-vous les histoires en objets ? Qu’apporte cette traduction aux histoires racontées ?

C’est exactement ce que j’essaie de communiquer et de transmettre au sein du workshop à l’ENSAPC : comment cette traduction s’opère à chaque étape de la production d’une œuvre, que cela soit dans le choix des matériaux qui la composeront, de sa forme, des détails de sa réalisation et de son installation dans l’espace. Chaque étape répond à une série de questions et communique directement avec le·la spectateur·rice. L’histoire ne doit pas nécessairement être racontée sous une forme narrative « classique », elle peut être suggérée à partir d’un choix de contraste entre l’espace dans lequel l’œuvre est produite et celui où elle est exposée par exemple. Il existe de nombreuses façons de communiquer en combinant ces éléments. J’utilise souvent le mot « montage » : on monte une œuvre d’art comme on monte un film, on monte un spectacle en faisant des choix et en assemblant des histoires, des lieux, des matériaux, des formes, des temporalités.

 

[1] Société Financière des Caoutchoucs