Réalisé et traduit par sabrina soyer pour l’ENSAPC
Janvier 2024
Shirin Barghnavard, vous vous présentez comme documentariste, mais je vois votre façon de créer comme un art, un art de faire des images malgré la difficulté ou l’impossibilité de sortir avec une caméra pour filmer la ville où vous avez grandi, Téhéran, un art de raconter en composant avec les non-dits, l’omission et la censure. Comment avez-vous appris à faire des films de cette manière ? Avez-vous fait des études d’art ou de cinéma et cela vous a-t-il fourni les outils nécessaires pour créer dans un contexte politique hostile à la création ?
S B : Oui, j’ai étudié le cinéma à l’université Soore de Téhéran, où j’ai obtenu mon diplôme en 2000. J’y ai acquis les connaissances essentielles en matière de réalisation de films, mais j’ai surtout été influencé par les cours de Ahmad Alasti, qui s’est efforcé d’introduire le cinéma d’avant-garde et des films non-conventionnels dans le programme, ceci durant les trois années où j’ai étudié avec lui. C’est à l’université que j’ai commencé à réaliser des films, avec les personnes qui m’entouraient et les moyens que j’avais. Avec mon ex-mari notamment, M. Reza Jahanpanah, qui est aujourd’hui un directeur de la photographie reconnu en Iran. La réalisation de films expérimentaux, à l’époque, signifiait une approche technique avec les moyens du bord et des exigences budgétaires moindres. Ainsi, les savoirs que j’ai acquis sont le fruit de l’expérience d’un travail situé, dans un environnement perçu consciemment comme un espace fermé soumis à de nombreuses restrictions et à la censure — un espace qui non seulement ne s’ouvre pas, mais devient de plus en plus répressif. En réponse, j’ai cherché des méthodes de documentation et de narration qui permettaient de ne pas me mettre en danger, tout en étant consciente que mes films ne recevraient pas non plus l’approbation du gouvernement. De cette façon je suis devenue autodidacte. Dans un contexte plus large, il me semble que ces processus d’apprentissage et de création caractérisent l’ensemble de la vie des individus au sein des régimes totalitaires. Les personnes à qui on laisse des choix très limités s’adaptent à des conditions difficiles, tout en s’efforçant de poursuivre leurs objectifs. Elles trouvent constamment des nouvelles façons d’avancer et de créer sous toutes formes et supports, une compétence acquise progressivement au cours d’une vie sous la répression et la censure.
De octobre à décembre 2023, l’ENSAPC vous a invité à faire un atelier de réalisation avec les étudiant·es, vous avez intitulé ce dernier L’art de la narration documentaire. Comment avez-vous travaillé avec ell·eux ? Quelles ont été les méthodes, les contraintes et les conseils que vous leur avez donné pour faire des images ?
S.B : Dès le départ, j’ai insisté sur le fait que je proposais un atelier « pratique ». En tant que cinéaste n’ayant pas eu une formation académique très poussée mais étant immergée dans l’expérience pratique, tout mon rapport au cinéma s’est construit par le biais d’ateliers où l’on « fait ». Mon but était de transmettre aux étudiant·es toutes les étapes de réalisation d’un film, du brainstorming à la mise en image des idées jusqu’à la projection sur grand écran, ceci en travaillant activement sur leur projet.
Pour moi, enseigner la réalisation de films ne consiste pas uniquement à transmettre des compétences techniques ou des connaissances académiques, je l’aborde comme un élément vivant. Outre la technique, j’insiste sur les différents savoirs liés à la réalisation et je m’efforce de faire comprendre leur importance aux étudiant·es. L’une des choses cruciale à savoir est que faire des films est toujours un travail de collaboration. Par conséquent, les étudiant·es doivent apprendre à communiquer, engager des conversations, mettre en dialogue leur idées et enfin, s’entraider pour donner vie à leurs œuvres. La réalisation inculque les valeurs du collectivisme, c’est par ce prisme que vous apprenez à vous exprimer, à analyser, à critiquer et à convaincre.
Concrètement, l’objectif de l’atelier était ambitieux et demandait une certaine discipline : En 11 sessions d’environ 4 heures, il s’agissait d’arriver à produire un court métrage de 5 à 10 minutes, s’inscrivant dans le genre documentaire. Afin de fluidifier le processus de réalisation et d’en garantir la simplicité et la rapidité, j’ai donné certaines contraintes formelles à mes étudiant·es, pour qu’iels se positionnent singulièrement par rapport à des méthodes d’arc narratif. Les films devaient soit être composés de trois plans, soit être un long plan séquence, soit être composés uniquement à partir d’images d’archives (sans restriction de plans). Ce cadre les a obligé·es à réfléchir à la structure de leurs films. Cela reflète ma propre expérience de cinéaste. Je viens d’un milieu où j’ai toujours été confronté à des restrictions. Les restrictions, jusqu’à un certain point, stimulent la créativité, mais les contraintes excessives peuvent l’entraver. Les étudiant·es étaient très réceptif·ves et les films qui sont sortis de l’atelier sont extraordinaires. Au total, 8 courts métrages documentaires ont été créés et présentés devant un public nombreux au Centre d’art Ygrec-ENSAPC.
Dans le film Profession : Documentarist, vous avez travaillé avec six autres réalisatrices : Sepideh Abtahi, Sahar Salahshoor, Nahid Rezaei, Farahnaz Sharifi, Mina Keshavarz et Firouzeh Khosrovani. Comment vous êtes-vous rencontrées et avez décidé de réaliser ce film ensemble ? À quels autres endroits se situe la collaboration dans votre travail ?
S.B : Quatre d’entre nous avaient loué un espace dans un bureau de production cinématographique, nous y montions des films pour d’autres cinéastes et travaillions sur nos propres projets. Suite à la répression sévère du régime iranien, après les élections de 2009, le renforcement de la censure et les restrictions imposées par le gouvernement, nous avons toutes connues une longue période de dépression et de frustration. Les documentaristes étaient alors la cible d’attaques constantes provenant du gouvernement iranien, lequel a fait incarcérer certaines de nos collègues. En réponse, nous avons décidé de former un groupe de femmes documentaristes, en mettant en commun nos ressources et nos outils pour faire un film ensemble. Cette initiative est apparue comme une alternative dans un environnement où produire des films indépendants, seules, était devenu beaucoup plus difficile. Simultanément, ce processus de réalisation s’est révélé être un chemin thérapeutique. Pendant plus de deux ans, soit une soixantaine de réunions, nous avons non seulement travaillé sur le film mais aussi partagé des repas persans cuisinés sur place, des boissons, des danses, des disputes, des bagarres, des rires et des fêtes d’anniversaires. Ce projet était aussi unique dans sa dimension matérielle, car nous n’avons pas cherché de subventions, de producteur·ices ou de financement quelconque – le film a été entièrement autofinancé et réalisé selon notre propre calendrier, sans aucune échéance spécifique. Travailler dans ces conditions représentait un défi. Bien qu’il soit exigeant, le travail collectif me stimule car je pense qu’il favorise une certaine souplesse. Tout au long de mon parcours de cinéaste, plusieurs projets sont nés du désir de co-réaliser, Scenes from a Divorce avec M. Reza Jahanpanah, la série de documentaires A Sense of Place est aussi le fruit d’un travail en groupe… D’autre part, je travaille toujours avec des conseillé·ère·s artistiques. Le fait de ne pas souscrire à l’individualisme dans ce domaine renforce mon cinéma je pense. Avec le genre documentaire qui plus est, je vois difficilement comment faire autrement, le·a directeur·ices de la photographie, le·a monteur·se et tous les personnages réels à l’écran sont partie-prenante du processus créatif.
Dans tous vos films, je perçois une volonté de montrer l’impact du féminisme sur des domaines liés au travail et à la création, le monde du cinéma, de l’art, de la poésie, de la musique et de l’agriculture… Comment avez-vous découvert le féminisme ? Qui sont les personnes qui ont forgé votre conscience féministe ?
S.B : J’ai été élevée et éduquée en Iran à une époque où le féminisme avait un faible impact sur la société. En dépit des efforts considérables déployés par des auteur·ices, des penseur·euses, des chercheur·euses et des activistes au cours des dernières années dans ce pays, les pratiques féministes demeurent controversées, ambiguës, et comme empêchées de grandir. Elles ne parviennent pas à occuper les espaces de la société qu’elles devraient investir. Un élan féministe anime cependant toute une nouvelle génération en Iran qui coïncide avec une intensification de la répression gouvernementale. J’ai grandi dans un système et une culture patriarcales où les femmes comme les hommes subissent l’oppression, un système dans lequel les jeunes, quel que soit leur genre, sont victimes de violences, même si les femmes sont visiblement les premières cibles. Personne ne m’a suggéré de ressources ou de contenus prônant le féminisme lorsque j’étudiais à l’université, j’ai du aller chercher par moi-même. À cette époque il n’y avait pas d’internet et je n’avais pas accès à l’information libre, mais certaines lectures m’ont attirée et servie. J’ai peu à peu développé des formes de savoirs dans ce domaine et tiré parti du fait d’être une femme pour entrer en contact avec des communautés fermées de femmes, en particulier dans les régions les plus reculées et les plus défavorisées, pour documenter leurs conditions et raconter leurs histoires. Auparavant, l’aspect technique lié au cinéma modelait l’imaginaire de qui pouvait prétendre à devenir cinéaste, et l’industrie était principalement dirigée par des hommes. Malgré cela, des femmes se sont battues pour occuper les métiers de la réalisation, telles que Forough Farrokhzad, Rakhshan Bani Etemad et Mahvash Sheikholeslami, et ont apporté des contributions significatives au cinéma iranien. J’ai admiré ces cinéastes dès le début de ma carrière et j’ai par la suite travaillé avec Rakhshan et Mahvash en tant que monteuse sur leurs films. Aujourd’hui, on constate une augmentation notable du nombre de réalisatrices connues, en particulier dans le domaine du cinéma documentaire iranien. Les sept réalisatrices de Profession: Documentarist sont l’exemple même de femmes indépendantes et résistantes au système, qui sont parvenues à développer des perspectives féministes dans le cinéma. Pendant la réalisation de notre film, nous avons dû faire face au scepticisme de réalisateurs prétendant qu’il était peu probable que sept femmes parviennent à travailler ensemble pour faire un film. Non seulement, nous avons prouvé que c’était possible mais nous avons également établi une amitié et une solidarité fortes qui perdurent entre nous jusqu’aujourd’hui.
Le temps que vous avez passé en France vous a-t-il permis de voir des ponts possibles entre les pratiques féministes en France et en Iran ?
S.B : Absolument, je tiens également à souligner le travail préexistant pour construire ces ponts. Depuis quelques années, le Centre audiovisuel Simone de Beauvoir contribue largement à la diffusion de notre film Profession: Documentarist. En 2021, dans le cadre du cycle « FEMMES D’IRAN, DEVANT ET DERRIÈRE LA CAMÉRA », Sahar Salahshoor, Nicole Fernández Ferrer, la co-présidente du Centre audiovisuel Simone de Beauvoir, et Mathieu Lericq m’ont invité à deux tables rondes à Paris et Marseille, ces discussions ont permis d’approfondir les dialogues autour du féminisme. Pendant ces trois derniers mois passés à Paris, Nataša Petrešin-Bachelez, responsable de la programmation artistique et culturelle à la Cité internationale des arts de Paris, m’a proposé de travailler en tant que commissaire avec des artistes résident·es de la Cité, en élaborant un parcours d’atelier ouverts [1] autour d’un thème : L’art de la résistance. Cette présentation collective a été pensée en écho à l’exposition DÉFRICHEUSES : FÉMINISMES, CAMÉRA AU POING ET ARCHIVE EN BANDOULIÈRE, co-curaté par Nataša Petrešin-Bachelez et Nicole Fernández Ferrer qui se tenait au même moment dans la Galerie de la Cité internationale des arts. Enfin, lors du cycle de projections que j’ai organisé avec Guillaume Breton au Centre d’art Ygrec-ENSAPC, qui s’intitulait Le cinéma de la résistance, nous avons organisé un échange publique, en présence de Sahar Salahshoor, une des sept réalisatrices du film Profession: Documentarist, modéré par Nicole Fernández Ferrer et Guillaume Breton. Cela a été l’occasion d’explorer en détail l’approche féministe derrière le « cinéma de la résistance ». Je peux donc dire que ces ponts se sont non seulement renforcés, mais que d’autres sont en train d’être construits.
Dans vos documentaires, vous mélangez images d’archives historiques, photos ou vidéos de famille, images du présent, du passé, found foutage… vous utilisez aussi beaucoup d’images fixes pour raconter leurs histoires en voix off, j’ai l’impression que vous vous situez rarement « au cœur de l’action ». En regardant la matière filmique de Invisible ou Profession:Documentariste, je rapproche l’hybridité de vos films d’une forme de parti-pris de ne pas documenter les événements politiques dans le flux du présent, mais de rassembler des fragments d’images qui se situent à leurs périphéries. Le cœur de l’action est aussi, souvent, l’endroit où la plus grande violence a lieu et où les femmes ne peuvent pas ou ne sont pas autorisées à aller. Ma question est donc la suivante : quelle est la relation entre l’image et la violence dans votre travail ? Je sais qu’il s’agit d’une question difficile et peut-être un peu trop ouverte mais…
S.B : Vous relevez un point très intéressant, je n’y avais jamais pensé ! Je pense qu’il faut d’abord réfléchir à la façon dont nous définissons la violence. De mon point de vue, si la violence peut être perçue de façon frontale, objective et extérieure, elle a aussi un versant bien caché et intérieur. Là où la violence n’apparait pas de façon visible, elle n’en est pas moins opérante. Partout où l’injustice, l’inégalité, la pauvreté et l’oppression font système, une violence cachée s’insinue dans la vie de tout les jours. J’ai observé ça en Iran, ou dans d’autres sociétés, y compris en europe où le racisme, le sexisme, les différences de classe et tout autre type d’inégalités se produisent. J’ai été exposée aux deux visages de la violence. D’une part, la violence objective dans laquelle j’ai grandi, ayant passé mon enfance et mon adolescence pendant la guerre horrible Iran-Irak. Dans mon pays, tous les deux ou trois jours, on apprend dans les journaux que des gens ont été exécutés, torturés et emprisonnés, le gouvernement tire sur les manifestant·es dans la rue. D’autre part, j’ai été témoin de la violence cachée, systémique, nichée dans la culture et le quotidien, une violence sociale qui cible les femmes et la jeunesse iranienne, qui empêche tout éveil et l’exercice de la liberté d’expression. Par conséquent, j’y suis très sensible et je reconnais rapidement sa présence dans mon environnement.
Mon vécu et mon approche, pour autant, n’ont jamais dicté de format et de structure « modèle » disons, pour réaliser mes documentaires. Au départ, je choisis un sujet qui résonne avec mes préoccupations, et je laisse le sujet lui-même dessiner une structure et un rythme. Je reste ouverte à toutes les possibilités formelles pour chaque projet. Incorporer images d’archives et photos dans mes films permet d’amplifier leur pouvoir documentaire. Ce qui m’intrigue dans ce processus, c’est d’intervenir dans ce que d’autres personnes ont laissé et qui parfois a servi à des finalités différentes. Dans mes films, j’incarne ces documents en leur attribuant d’autres significations. C’est une façon d’être ancrée dans état d’esprit collectif, comme si nous contribuions collectivement à rendre un récit plus puissant. Par essence, l’hybridité m’aide à composer une forme collective dans mes films, comme si j’assemblais un effort commun.
La dernière question que j’aimerais vous poser est un peu tabou, car on demande rarement aux artistes comment i·els gagnent leur vie en France, parvenez-vous a vivre de vos films ? Auriez-vous des conseils à donner aux jeunes artistes ou cinéastes pour faire face aux difficultés économiques liées au travail dans la création, et cultiver une forme d’autonomie ?
S.B : C’est un défi important pour le cinéma indépendant, qui n’est souvent pas viable financièrement. En général, il n’est pas possible de gagner sa vie en réalisant des films indépendants, car les débouchés sont limités. J’ai donc cherché d’autres moyens de gagner ma vie. Je me suis lancée dans le montage de films documentaires d’autres réalisateur·ices, j’ai commencé à enseigner parallèlement au travail de montage, et j’ai postulé pour diverses résidences artistiques, bourses d’études et bourses de recherche. Ces opportunités m’ont permis de maintenir mon engagement dans l’art et la réalisation de films sans compromettre ma stabilité financière. Cependant, gagner sa vie grâce à l’art reste une entreprise très difficile. Je conseille aux jeunes cinéastes d’être honnêtes avec ell·eux-mêmes, d’éviter l’état d’esprit et le système concurrentiel, car il est sans limites, de s’abstenir de « faire des films pour faire des films » et de se plonger plutôt dans leurs préoccupations profondes, cette approche subjective donne des résultats plus impactant. Une autre possibilité serait de voir les choses sur le long terme : économiser progressivement de l’argent en vue de l’investir dans du matériel cinématographique, afin de devenir autonome en terme des outils. Et pour finir, je recommande de s’associer aux personnes partageant les mêmes engagements, de s’organiser en groupes pour occuper le champ du cinéma, afin de permettre et d’encourager la résistance tout au long de leurs carrière.
[1]. Ateliers ouverts : Pratiques ralenties est un rendez-vous hebdomadaire proposant un parcours de visites d’ateliers d’artistes en résidence, ce parcours se construit avec un·e curateur·ice invité·e. Shirin Barghnavard a travaillé avec 4 artistes résident·es de la Cité qui ont occupé différents espaces du bâtiments pour présenter leurs travaux et recherche autour du thème de la résistance dans et part l’art. https://www.citedesartsparis.net/media/cia/188349-plan_web_atelier_curate_shirin_barghnavard-1.pdf